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I was sitting on my patio

© Théâtre de la Ville

Texte, conception, mise en scène Robert Wilson – co-mise en scène Lucinda Childs – avec Christopher Nell et Julie Shanahan – Recréation du Théâtre de la Ville/Paris, en partenariat avec le Festival d’Automne, à l’Espace Cardin.

C’est en 1977 que Robert Wilson présentait I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating qu’il interprétait avec Lucinda Childs, à l’Eastern Michigan University. Spectacle de rupture, il avait déjà créé plusieurs de ses spectacles emblématiques – Le Regard du sourd, A letter for Queen Victoria, Einstein on the Beach – et travaillé avec la chorégraphe. C’est aujourd’hui un passage de témoin et la transmission du duo à deux nouveaux interprètes qui est faite, Christopher Nell, magnifique Méphistophélès dans Faus I & 2 que Robert Wilson avait présenté au Châtelet en 2016 avec les acteurs du Berliner Ensemble et Julie Shanahan, figure marquante du Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch.

© Théâtre de la Ville

Deux partenaires en miroir, lui et elle, vont déambuler l’un après l’autre dans leur rêve éveillé, à peu de choses près le même, qu’ils interprètent selon leur point de vue, leur personnalité et sensibilité. La scénographie et lumière sculpturale joue du noir et blanc et de contrastes avec l’excellence qu’on connaît à Robert Wilson. Trois bandes de tissus noir tombe des cintres et se prolonge sur le sol, fabriquant ainsi le dessin d’allées parallèles, autant de pièces ou balcons suggérés, simulation d’un intérieur bourgeois. Un sofa et une tablette pur design, un verre de vin ou de champagne posé. Noir, blanc, transparent qui se retrouvent dans les costumes, noir pour lui, blanc et vaporeux pour elle, les classiques wilsoniens qui font toujours autant d’effet et apportent de plaisir.

On entre dans un espace clos, monde d’hallucinations au rythme des sonneries de téléphone et de soliloques dits, chuchotés, criés, qui dessinent l’absurde, la panique, la provocation, le glamour de situations on ne peut plus abstraites entre attente, reconnaissance et certitudes. Le texte est déconnecté de l’action, l’action du réel, les mots du sens et la pièce relève autant des arts plastiques que du théâtre. « Le texte est comme une chaîne dont les maillons ne se touchent pas » disait Robert Wilson interrogé par Lise Brunel, en 1978.

La répétition du texte, interprété par l’homme d’abord puis par la femme après un noir qui brise le fragile équilibre de l’ensemble, a quelque chose d’obsessionnel. On repart avec les mêmes mots, la même situation, les mêmes sonneries de téléphone les mêmes rêveries éthérées. Chacun crée son univers, seule la musique se décale (Bach, Schubert, Lully, Galasso) ainsi que quelques images qui apparaissent à certains moments sur un petit écran, déconnectées de même des actions du plateau et du texte – des pingouins pour l’un, des canards pour l’autre, et peu importe.

Les associations d’idées, les gestes épurés parfois grandiloquents, le bel appartement devenu bureau par des stores tombés devant la clarté crue des fenêtres, sur lesquels des classeurs soigneusement alignés sont peints, la force des images, la radicalité, troublent le spectateur, quarante ans après. C’est dire la force de l’image ! Christopher Nell et Julie Shanahan se glissent merveilleusement dans la peau de personnages qui n’en sont pas et conduisent leurs fragiles esquifs en eau profonde laissant le spectateur face à son propre rêve éveillé. Lui garde le cheveu et le regard méphistophéleste, elle, par sa détermination et sa grâce, évoque Silvana Mangano sous le regard et la caméra de Pasolini.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2021

Avec : Christopher Nell et Julie Shanahan – metteur en scène associé, Charles Chemin – costumes, Carlos Soto – collaboration à la scénographie, Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières, Marcello Lumaca – design sonore, Nick Sagar – création maquillage Manuela Halligan – collaboration à la création maquillage Véronique Pfluger – assistant aux costumes Emeric Le Bourhis – assistante à la scénographie Chloé Bellemère – assistante du metteur en scène associé Agathe Vidal – réalisation vidéo 1977 Greta Wing Miller.

Du 20 au 23 septembre 2021, à l’Espace Cardin/Théâtre de la Ville, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro : Concorde – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com.

Mary said what she said

© Lucie Jansch

Mise en scène, décors et lumières Robert Wilson – texte Darryl Pinckney – musique Ludovico Einaudi – avec Isabelle Huppert – une création du Théâtre de la Ville, à l’Espace Cardin.

Mary Stuart a souvent tenté les créateurs, par son destin dit romantique malgré elle et son parcours romanesque, par son règne d’un côté à l’autre de la Manche simultanément, par sa mort : Madame de Lafayette avec La Princesse de Clèves publiée en 1678, se passe à la cour du roi Henri II puis de son fils et successeur François II, jeune époux de Mary Stuart ; la pièce du dramaturge allemand Friedrich Von Schiller, Marie Stuart, est publiée en 1800 ; l’écrivain écossais Walter Scott édite en 1820 un roman historique intitulé L’Abbé paru aussi sous le titre de Le Page de Marie Stuart ; Stefan Zweig se passionne pour la personnalité de Marie Stuart et publie sa biographie en 1935 et John Ford réalise en 1936 un beau film d’amour-drame, Marie Stuart, avec Katharine Hepburn dans le rôle-titre. Bien d’autres encore ont porté leur regard sur ce personnage shakespearien qui hante la littérature, le théâtre et le cinéma.

Darryl Pinckney, qui signe ici le monologue Mary said what she said, est l’auteur de plusieurs spectacles de Robert Wilson – dont Orlando, The Old Woman et Letter to a Man. Il écrit ce texte, empreint d’une certaine poésie, à partir de l’Histoire, des écrits passés, des lettres retrouvées au XIXème siècle dont la dernière adressée à la veille de son exécution à son beau-frère, Henri III de France. L’action se passe en 1587, Mary est en captivité depuis dix-huit ans au château de Fotheringhay dans le nord-est de l’Angleterre et s’apprête à faire face à la mort. Sa vie défile devant elle et, sous la plume de Darryl Pinckney, se dessine en trois parties : son adolescence en France pendant le règne de Henri II. Son retour en Écosse et les conflits auxquels elle doit faire face, suivis de son emprisonnement. Les heurts entre catholiques et protestants. « En ma fin est mon commencement » reconnaît-elle, avec lucidité et résignation.

Elle n’a que quelques jours à la mort de son père, Jacques V Stuart, elle est donc sacrée Reine d’Écosse quelques mois plus tard, avant ses un an. C’est la plus jeune souveraine de tous les temps. Sa mère, Marie de Guise, l’emmène en France à six ans pour la protéger car le contexte général en Angleterre et en Écosse, n’est pas serein : la tension religieuse entre les deux territoires est vive, l’Écosse, bastion catholique et romain s’oppose à l’Angleterre schismatique, renforçant les liens des Îles Britanniques avec la France, même si certaines rivalités demeurent. Un an après la mort d’Henri II époux de Catherine de Médicis, Mary devient reine de France et le restera un an, tout en étant reine d’Écosse. Elle épouse à seize ans, en 1558, le dauphin de France, François qui en a quatorze et sera François II, mais qui meurt trois ans plus tard, à dix-sept ans. Contrainte de rentrer en Ecosse, elle se marie à son cousin, Lord Darnley/Henry Stuart, qui se révèle brutal et débauché et meurt dans un attentat, a une liaison avec l’auteur de cet attentat, Jacques Hepburn, 4ᵉ comte de Bothwell qu’elle épouse et de ce fait se trouve suspectée. Elle devient surtout la dangereuse rivale de sa cousine Elizabeth 1re d’Angleterre, issue des Tudor, auprès de qui elle avait cherché refuge et qui l’emprisonnera pendant dix-huit ans, avant de décider de son exécution par décapitation.

Seule en scène, Isabelle Huppert est cette bouleversante et courageuse reine d’Écosse et de France dans sa force tranquille et beauté hiératique. Elle rejoue l’histoire sur le papier millimétré de sa mémoire, à la veille de son exécution : un grand écart entre plusieurs patries, le père qu’elle n’a pas connu, la disparition de sa mère alors qu’elle est jeune, ses nombreux deuils, les jalousies et complots à la cour d’Écosse comme de France et sa longue traversée du désert en captivité. Vêtue d’une lourde et magnifique robe Renaissance aux reflets mordorés et au col montant cachant le cou (Jacques Reynaud), elle retrouve pour la troisième fois et avec la même grâce – après Orlando de Virginia Woolf en 1993 et Quartett de Heiner Müller en 2006 – le grand Robert Wilson qui traverse le temps avec le même talent. Le metteur en scène et en images dit de son actrice phare : « C’est l’une des comédiennes les plus exceptionnelles avec laquelle il m’ait été donné de travailler. C’est quelqu’un de très exceptionnel pour ce que je fais, car elle a cette capacité de penser de manière abstraite… » Il la borde de lumières crues avec deux longs néons fins posés au sol qui cadrent le tableau et d’une toile blanche en fond de scène qui offre ses déclinaisons pastel et renvoie les contrejours. L’actrice débute dos au public, un long moment, le spectateur est dans la pénombre, le texte lutte avec la musique qui plus tard s’apaise (Ludivico Einaudi), on espère son visage.

Il y a une ardente performance de l’actrice. Isabelle Huppert réussit à traduire, par une gestuelle minimale et très maîtrisée, les moindres recoins de sensibilité, d’émotion et de passion d’une Reine magnifiquement déchue. « Mémoire, libère ton cœur » se lance-t-elle comme dernier défi, prête à se remémorer les petits instants de bonheur et grands moments de malheurs.

Dans la diversité de son inspiration et l’évolution de sa mathématique poétique, Robert Wilson toujours nous éblouit. Et si, comme Mary Stuart, il rembobine son parcours, cela le mène en 1971 dans ce même Espace Cardin où Le Regard du sourd fut notre premier émerveillement après sa présentation l’année précédente au Festival de Nancy. Il en parle avec beaucoup d’émotion. « A ma grande surprise, la pièce a été représentée pendant cinq mois et demi et les Français ont qualifié ce travail d’opéra silencieux… Donc c’est quelque chose de très particulier d’être de retour ici, dans ce lieu où ma carrière a commencé. » L’accompagnement du Théâtre de la Ville, engagé depuis une dizaine d’années, se poursuivra à l’automne avec la présentation de Jungle Book/Le Livre de la Jungle de Kipling qui vient d’ouvrir les Nuits de Fourvière, à Lyon.

Quad il parle de lui, Robert Wilson dit s’être davantage inspiré de la danse – Georges Balanchine et le New-York City Ballet, Merce Cunningham et John Cage – que du théâtre. « J’ai grandi au Texas et je n’ai pas eu la chance d’aller au théâtre parce qu’il n’y en avait pas. Quand je suis arrivé à New-York pour étudier l’architecture je suis allé voir des spectacles à Broadway et je ne les aimais pas…. Je suis allé à l’opéra et c’est un art que j’aimais encore moins… » Sur son approche du travail il dit : « Et maintenant que je suis âgé, j’ai appris qu’il était mieux d’aller à la répétition sans trop avoir d’idées préconçues, c’est-à-dire de laisser la pièce me parler. Effectivement, si je vais dans le studio de répétition avec trop d’idées en tête, je vais perdre beaucoup de temps à essayer de diriger, à essayer de façonner ce que j’ai en tête. Donc les répétitions commencent avec des improvisations et quelque chose de très, très libre. Et finalement cela deviendra très formel… » Bravo Maestro !

Brigitte Rémer, le 15 juin 2019

Avec Isabelle Huppert –  texte Darryl Pinckney – mise en scène, décors et lumières Robert Wilson – musique Ludovico Einaudi – costumes Jacques Reynaud – metteur en scène associé Charles Chemin – collaboration à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières Xavier Baron – collaboration à la création des costumes Pascale Paume – collaboration au mouvement Fani Sarantari – design sonore Nick Sagar – création maquillage Sylvie Cailler- création coiffure Jocelyne Milazzo – traduction de l’anglais Fabrice Scott.

Du 22 au 25 mai et du 5 juin au 6 juillet à 20h, au théâtre de la ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée : du 30 mai au 2 juin Wiener Festwochen, Vienne – les12 et 13 juillet Festival de Almada, Lisbonne – les 21 et 22 juillet Festival Grec 2019, Barcelone – du 19 au 22 septembre Internationaal Theater Amsterdam – les 27 et 28 septembre Thalia Theater, Hambourg – du 11 au 13 octobre Teatro della Pergola, Florence –  du 30 octobre au 3 novembre Théâtre des Célestins, Lyon.

Les Sorcières de Salem

© Christophe Dessaigne – Trévillion Images

Texte Arthur Miller – version française du texte François Régnault, Julie Peigné, Christophe Lemaire – mise en scène et version scénique Emmanuel Demarcy-Mota – Théâtre de la Ville/ Espace Cardin

« Ce que nous savons, c’est qu’en chacun de nous il y a prise aussi bien pour Dieu que pour le Diable. Dans nos âmes, les routes du bien et celles du mal se coupent et se recoupent à l’infini » écrit en 1953 Arthur Miller, dans Les Sorcières de Salem/ The Crucible. Le ton est donné avec cette pièce qui se passe en 1692, à Salem, une ville puritaine du Massachusetts.

Une jeune femme amoureuse de John Proctor, Abigail, chez qui elle était servante et qui fut renvoyée, va jeter des sorts sur l’épouse, Elisabeth Proctor, pour se venger. Elle convoque quelques amies, Betty, Mary, Tituba, Anne, Mercy, Ruth, pour participer aux rituels nocturnes qu’elle organise, dans la forêt. Sur scène, derrière un rideau de tulle et de brume, les jeunes femmes en blanc « dansent comme des sorcières » et font des invocations aux esprits de la forêt. Les arbres s’agitent – sur images vidéo – et plient, inquiétants. Elles sont vues, nues et en transe. L’une d’elle peu après, Betty Parris, fille de pasteur, tombe dans des crises de catalepsie. Puis une seconde, Ruth Putnam. L’exorciste, Hale, est appelé. Abigail, nièce du Révérend Parris et qui vit chez lui est interrogée. Meneuse de la bande, elle échafaude toutes sortes de mensonges pour éviter les représailles. Les jeunes femmes tour à tour théâtralisent leurs bacchanales, se prétendant victimes de sorcellerie et vont de délations en fausses révélations. Puis elles se divisent, inventent, mentent et se déchirent, et tour à tour simulent la possession. Dans la contrée enfle la rumeur et monte l’idée du mal qui se propage, une femme dénonce la mort de ses enfants à la naissance, la communauté se déchaîne, quitte le monde du rationnel et s’accroche au surnaturel. On dit qu’Abigail volait, qu’elle et ses amies sont possédées. On y voit la marque du démon. « Toute la ville est devenue folle. Le monde est devenu fou. »

Dans un contexte onirique s’inscrit l’univers magique de la pièce qui envoie à la potence celles et ceux qu’on désigne comme possédés. Un grand procès est organisé au tribunal de Salem, au cours duquel toutes sont questionnées, et se contredisent. C’est l’inquisition et la suspicion pèse sur tout le monde. Le procureur de la Cour mène ses interrogatoires, Abigail dénonce lâchement, prétendant que certaines invoquent le diable et sont devenues son émissaire. C’est le cas de Tituba qui converse avec Satan, ou de Mary, ensorcelée, une poupée noire – comme elle, de peau noire – retrouvée, des aiguilles piquées dans le corps. Le diable est à Salem, la vindicte populaire gagne. Pour sauver sa femme, arrêtée, John Proctor révèle sa relation adultère avec Abigail qui espérait détourner John. On le condamne et lui demande d’avouer son allégeance au diable. Après des hésitations il se plie à la demande et avant son exécution, implore :  « Je vous ai donné mon âme, laissez-moi mon nom. »

C’est l’époque du Maccarthisme aux États-Unis, et Arthur Miller le dénonce, par sa pièce, présentée pour la première fois en 1953 sur la scène de Broadway. Il prend pour allégorie les procès en sorcellerie ayant réellement eu lieu en 1692 à Salem et vise le sénateur Joseph McCarthy qui entreprend la chasse aux communistes, aux politiques, aux intellectuels et aux artistes, les accusant d’activités anti-américaines. Tout devient soupçon et complot. Dans cette chasse aux sorcières, Arthur Miller (1915-2005) fut lui-même inquiété. On connaît l’auteur en France par sa pièce Mort d’un commis-voyageur qui obtint le Prix Pulitzer et le Drama critics’ circle Award, en 1949, mais au-delà, il a écrit de nombreuses pièces, romans, nouvelles et scénarios (dont The Misfits/Les Désaxés réalisé par John Huston et joué par Marylin Monroe qui fut sa seconde épouse). Pour Les Sorcières de Salem il a travaillé dans les archives américaines, observant les mécanismes qui permettent de monter une communauté contre l’autre.

Chez Miller, la forêt est dense et le texte touffu, le vrai et le faux se mêlent avec intensité, on ne sait plus et on reste flottants. La mise en scène d’Emmanuel Demarcy Mota – directeur du Théâtre de la Ville et qui a constitué autour de lui une véritable troupe – toutes et tous les acteurs sont à saluer – metteur en scène d’un répertoire éclectique (Pirandello, Horvath, Brecht, Camus, Balzac etc.) – matérialise le propos par son enveloppe scénographique et de lumières judicieuses autant que par la direction d’acteurs. Il donne du relief à l’aveuglement collectif et à l’intolérance, traite de vengeance et de trahison et fait osciller le spectateur entre l’innocence et la culpabilité des personnages. De la fin du XVIIème au contexte et débats d’aujourd’hui il n’y a qu’un pas sur la thèse du complot qui revient aujourd’hui en leitmotiv et en boomerang, et va-et-vient comme une rumeur.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2019

Avec : Élodie Bouchez, Abigail – Serge Maggiani, John Proctor – Sarah Karbasnikoff, Élisabeth Proctor – Philippe Demarle, Hale – Iauris Casanova, Danforth – Jackee Toto, Hathorne – Stéphane Krähenbühl, Thomas Putnam Cheever – Sandra Faure, Anne Putnam – Gérald Maillet, Parris – Lucie Gallo, Betty Parris – Marie-France Alvarez, Tituba – Éléonore Lenne, Mercy Lewis – Grace Seri, Mary Warren. Assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – 2e assistante à la mise en scène Julie Peigné – scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy Mota – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – costumes Fanny Brouste – musique Arman Méliès – création sonore Flavien Gaudon – création vidéo Mike Guermyet – maquillage Catherine NicoLas – accessoires Christophe Cornut – conseiller artistique François Regnault.

Du 26 Mars au 19 avril 2019 à 20h, dim. 7 mars à 16 h, relâche dimanches 31 mars et 14 avril, lundi 1er et 8 avril – Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – Tél : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com

 

Birdie

@ Pascal Gorriz

Agrupación Señor Serrano, Espagne – création Àlex Serrano, Pau Palacios, Ferran Dordal. Dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville – à l’Espace Cardin.

Le spectacle s’est monté à travers des workshops et des résidences de création réunissant des créateurs de différents pays et disciplines. Il a été présenté pour la première fois en juillet 2016 au Festival de Barcelona, GREC, qui se déroule chaque été, dans la ville. Dans Birdie, tout est image, l’acteur n’incarne pas, il montre, il démontre. Nous sommes conviés à une réflexion sur la fabrication des images et leur lecture. La théâtralisation est dans le texte et dans le nomadisme des caméras présentes sur le plateau, transmettant en direct sur un grand écran en fond de scène, des images. A ces prises de vue se superposent des séquences du célèbre thriller américain d’Hitchcock, Les Oiseaux. L’actrice principale, Tipi Hedren, en est le fil conducteur. Menace, tension et inquiétude dominent, pour parler de façon métaphorique de la crise des réfugiés et exprimer les sentiments contradictoires qui nous taraudent face à cette crise. Honte, rage, espoir, détermination et humanité se dégagent, à partir de la circulation des objets et de la construction d’un autre monde. La créativité est au rendez-vous.

Une console son, côté cour, des images qui se tournent en temps réel côté jardin, à partir de figurines de plastique-type animaux préhistoriques posés sur une table, des colonies de personnages et de petits objets qui envahissent toute l’aire de jeu pour évoquer cette fable métaphorique sur les migrations. De gros cargos débordant de monde, des images documentaires d’autrefois comme d’aujourd’hui envahissent l’écran, et se fondent dans la narration. Parle-t-on de l’humain, parfois réduit au rang d’animal ?

La scénographie est un terrain de golf au bord duquel se trouve un mur de séparation. On est à Melilla charmante ville de loisirs, indifférente à une nuée de migrants qui tentent de franchir la clôture de l’enclave espagnole. Deux artistes manipulent des objets, des caméras vidéo et construisent une maquette. Birdie est le trou de la balle de golf et le vol de l’oiseau/métaphore des envols, en bandes. Une narratrice parle en anglais et le texte, ici surtitré, est d’une grande justesse. Le spectacle débute par la sonnerie d’un réveil, celle du photographe partant sur le terrain. Il nous conduit au cœur de son rêve et de ses angoisses. La fin nous ramène dans la chambre du photographe.

Birdie est un exercice de simulation conduit par trois hommes et deux caméras dont l’une filme dès l’entrée des spectateurs et la bande son traduit le chaos de la pensée, pour celui qui migre comme pour celui qui le regarde. C’est un dialogue entre les nouvelles technologies et le bricolage conceptuel, une histoire de l’humanité. C’est un conte audiovisuel qui combine la manipulation d’objets sur des maquettes, des images préenregistrées, quelques séquences des Oiseaux et des extraits de l’interview du réalisateur. On y trouve l’ombre d’une personne, veste de survêtement rouge et jean et deux engins de grande intensité crachant du vent, qui illustrent la lutte pour la vie, et le drame qui souvent emporte les migrants. La perfection technique est là, dans une mise en scène et en images complexes, très réussies.

Le collectif Agrupación Señor Serrano a été fondé en 2006 à Barcelone, par Àlex Serrano. Lui a étudié la mise en scène et la communication. Le groupe propose un regard critique sur ce qui se passe dans le monde. A travers l’infiniment petit – la miniature – il parle, avec ingéniosité, de l’infiniment grand – le monde. Il a reçu, en 2015, le Lion d’Argent à la Biennale de Venise, et le Prix pour le Théâtre de la Ville de Barcelone, en 2017. Une démarche personnelle et singulière, chargée de ce qui agite le monde, aujourd’hui comme hier.

Brigitte Rémer

Avec : Àlex Serrano, Ferran Dordal, David Muñiz, Simone Milsdochter (voix) et A Paris figuration d’Agathe de Wispelcene – chargée de projet Barbara Bloin
- création illumination et vidéo Alberto Barberá – création son, bande sonore Roger Costa Vendrell – réalisation vidéo Vicenç Viaplana – maquettes Saray Ledesma, Nuria Manzano – costumes Nuria Manzano – conseillère scientifique Irene Lapuente/La Mandarina de Newton – conseiller du projet Víctor Molina – conseiller légaL Cristina Soler -assistante de production Marta Baran.

Les 17 et 18 mai 2018, Théâtre de la Ville/ Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro Concorde – Tél. 01 42 74 22 77 – site theatredelaville-paris.com et www.srserrano.com

 

L’Etat de siège

© Jean-Louis Fernandez

Texte Albert Camus – mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville – Création à l’Espace Cardin.

Le dispositif scénique est conçu en rond sur cinq niveaux de jeu dans lesquels s’intègrent deux groupes de spectateurs qui se font face, comme les citoyens d’une ville dans une agora. L’action se déploie dans tout l’espace et les personnages porteurs de pouvoir, la Peste et sa Secrétaire, sortis du dessous des mers où se trouve un autre groupe de spectateurs, apparaissent au niveau trois. Deux projecteurs jettent sur eux leur lumière crue comme celle d’un mirador et accompagnent leurs entrées sauvages et celles de leur clan – la bourgeoisie sympathisante et ceux qui ont trahi -. Une sirène stridente ouvre le spectacle et donne le ton. On entre dans la tragédie avec intensité.

Né à Mondovi près d’Annaba, en Algérie, en 1913, disparu en 1960, Camus écrit L’Etat de siège en 1948, peu après la fin de la seconde guerre mondiale et douze ans après la guerre d’Espagne – ce pays lui inspire Révolte dans les Asturies, en 1936 -. De nombreux dictateurs sont encore en poste en Europe. L’action de l’Etat de siège se passe justement à Cadix, ville maritime d’Espagne où s’abat la comète du mal représentée par le personnage de la Peste et sa Secrétaire qui n’est autre que la mort. Le totalitarisme impose l’arbitraire, le mensonge et le meurtre, et fait régner la terreur en manipulant le peuple : « Moi, je règne, c’est un fait, c’est donc un droit. Mais c’est un droit qu’on ne discute pas : vous devez vous adapter… Dépêchons !… Gardes ! Placez nos étoiles sur les maisons dont j’ai l’intention de m’occuper. Vous, chère amie, commencez de dresser nos listes et faites établir nos certificats d’existence… » C’est le fascisme dans toute sa violence, c’est l’inquisition.

On assiste au chaos, à la dissolution du collectif, hanté par les stigmates du mal que chacun redoute, la peste. Face à la violence de la structure totalitaire imposée et de la mort certaine par contagion puis par radiation, le peuple, lentement, fait le constat : « Nous étions un peuple et nous voici une masse !… Nous étouffons dans cette ville close. » Le processus de déstructuration de la ville et de l’état mental de ses habitants est en marche, jusqu’à ce que l’un d’eux, Diego, amoureux fou de Victoria, fille du Juge, se rebelle et appelle au soulèvement, avant de mourir, frappé par le mal : « Vous perdrez l’olive, le pain et la vie si vous laissez les choses aller comme elles sont ! Aujourd’hui il vous faut vaincre la peur si vous voulez seulement garder le pain. Réveille-toi, Espagne ! » Alors hommes et femmes de la cité se mobilisent et entonnent ensemble le chant Como tù, qu’interprétait jadis Paco Ibáñez sur un poème de León Felipe et qui a ici une grande force dramatique.

Camus écrit dans différents registres et comme journaliste. Il a publié un certain nombre d’œuvres phares avant L’Etat de siège, quand sa maladie lui en laissait le temps et l’énergiedes essais autant que des romans et des pièces de théâtre et il poursuivra jusqu’à sa disparition. Pour ne citer que quelques-unes de ses publications : le Mythe de Sisyphe en 1942, ainsi que L’Etranger ; Le Malentendu et Caligula en 1944 ; La Peste en 1947, qui connaît un grand succès. Plus tard il publiera notamment L’Homme révolté en 1951, L’Eté en 1954, année du début de la Guerre d’Algérie, La Chute en 1956 et il adaptera des textes de Dostoïevski, de Buzzati et de Faulkner. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1957.

Avec L’Etat de siège le fantastique et l’onirisme se côtoient, le romantisme se mêle à la métaphore politique. Camus dessine une galerie de portraits : le dictateur et son cynisme (la Peste), sa secrétaire, sans concession et taillée dans le roc (la mort) ; le provocateur et son nihilisme qui change de camp et renie ses compatriotes avant de se jeter, au final, dans la mer (Nada, qui se traduit en espagnol par rien) ; la bourgeoisie représentée par le Juge et sa famille, sur fond de tensions ; l’Alcade, sorte d’administrateur discrètement pervers ; le Gouverneur, défait de ses fonction et exécuteur d’ordres ; les gens du peuple, les pêcheurs, les femmes, tous hébétés… C’est le sursaut final de la rébellion appelée par Diego qui éveille les consciences pour balayer la dictature.

Emmanuel Demarcy-Mota gère avec intelligence et habileté les différents niveaux de lecture de cet Etat de siège complexe et donne de la lisibilité au propos qui, avec la montée des nationalismes, nous touche de près : la folie du pouvoir et de la destruction, la solitude de l’homme devant son destin, le peuple qui a peur, la tragédie au quotidien. Les acteurs de sa troupe portent avec ferveur cette allégorie aux envolées poétiques dans laquelle la Peste est la parabole du mal, ici, du fascisme. La pièce est peu jouée et recèle des difficultés : son romantisme débridé avec le couple Victoria-Diego – entre Roméo et Juliette et West Side Story – l’expression de la mort par contamination de la maladie, la trahison, la délation, les aspects philosophiques du mal, la dictature sans la caricaturer. Jean-Louis Barrault entouré des meilleurs de sa troupe, avec Balthus pour la scénographie et Honegger pour la partie musicale, y avait échoué en 1948. Pari réussi pour le metteur en scène directeur du Théâtre de la Ville et son équipe, il y a une grande force dans la proposition. En ces temps d’inquiétude où l’actualité grise s’impose et où il n’est pas exclu que l’Histoire se répète par l’évaporation individuelle et collective de la pensée, le spectacle est bien-venu et remplit sa mission.

Brigitte Rémer, le 24 mars 2017

Avec Serge Maggiani (la Peste) – Hugues Quester (l’Homme) – Alain Libolt (le Juge) – Valérie Dashwood (la secrétaire) – Matthieu Dessertine (Diego) – Jauris Casanova (l’Alcade) – Philippe Demarle (Nada) – Sandra Faure (une comédienne, la conseillère, une femme du peuple) – Sarah Karbasnikoff (la femme du juge, une comédienne, une femme du peuple) – Hannah Levin Seiderman (Victoria) – Gérald Maillet (le curé, un comédien, un homme du peuple) – Walter N’Guyen (un comédien, un homme du peuple) – Pascal Vuillemot (le Gouverneur, un homme du peuple) – En alternance Ilies Amellah, Alice Demarcy, Joséphine Loriou, Chiara Vergne (l’enfant).

Assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – scénographie Yves Collet – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – conseiller artistique François Regnault – création sonore David Lesser – création vidéo Mike Guermyet – costumes Fanny Brouste – maquillage Catherine Nicolas – accessoiriste Griet de Vis – masques Anne Leray – 2e assistante à la mise en scène Julie Peigné – assistant lumières Thomas Falinower – assistante scénographie Clémence Bezat – assistantes costumes Hélène Chancerel, Albane Cheneau, Élodie Lorion, Peggy Sturm – assistante masques Patty Robinet – habilleuse Séverine Gohier – travail vocal Maryse Martines.

Du 8 mars au 1er avril 2017, Théâtre de la Ville/Espace Pierre Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Métro : Concorde – www.theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77 – En tournée : du 25 avril au 6 mai 2017, Théâtre national de Bretagne, Rennes – Septembre 2017, Lisbonne, Portugal – Automne 2017, tournée aux Etats-Unis et au Canada – Février 2018, Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. La pièce L’Etat de siège est éditée chez Gallimard/Folio.